« Le transfert est notre croix ».[1] C’est Freud qui a suggéré la nécessité que les analystes se soumettent périodiquement à une analyse. Le concept de transfert est considéré comme l’un des éléments les plus complexes et controversés de la psychanalyse. Bien que la plupart des analystes reconnaissent son importance dans le processus psychanalytique, il suscite souvent des débats au sein de la littérature psychanalytique.
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Freud
Freud a fait la découverte du transfert en 1895 au cours de ses recherches sur l’hystérie. J-M. Louka explique[2] que la question du transfert est soulevée par S. Freud dès que J. Breuer a fait face à « l’expérience malheureuse » avec le cas d’Anna O., également connue sous le nom de Bertha Pappenheim. J. Breuer a rencontré une difficulté majeure lorsque la pulsion sexuelle s’est manifestée. S. Freud a qualifié ce phénomène de « fausse connexion » car il implique une identification erronée d’un affect présent à un affect passé, dirigé maintenant vers l’analyste. Le cas de Dora a été un exemple typique de l’influence du transfert érotique et de son rôle en tant que forme de résistance. S. Freud décrit le phénomène comme suit : « toute une série d’expériences psychiques antérieures reprennent vie non pas comme des éléments du passé, mais comme une relation actuelle avec la personne du médecin».[3] Pendant un certain temps, S. Freud a considéré le transfert comme un obstacle à l’analyse. Par la suite, il va voir dans le transfert l’élément le plus important et ce malgré le fait que celui-ci constitue « la part la plus difficile de tout notre travail »,[4]car celui-ci peut affecter l’analyste. S. Freud a par ailleurs mentionné que le transfert faisait partie de la compulsion de répétition dans « Au-delà du principe de plaisir ». [5]
La dynamique d’une thérapie ainsi que son aboutissement sont déterminés par la relation entre l’analyste et l’analysant, à la fois aux niveaux conscient et inconscient.[6] S. Freud s’interroge sur la raison pour laquelle le transfert suscite la plus grande résistance dans le cadre de la thérapie.[7] Il en vient à la conclusion que le transfert peut susciter une forte résistance dans le cadre de la thérapie car cela implique que le patient fasse émerger des sentiments et des émotions inconscients qui peuvent être douloureux ou difficiles à gérer. En outre, le transfert peut également créer une dépendance émotionnelle entre le patient et le thérapeute. Il faut ajouter que S. Freud a distingué deux types de transfert: positif, avec des sentiments tendres, et négatif, avec des sentiments hostiles. Cependant, les termes « positif » et « négatif » ne se rapportent qu’aux affects transférés et non aux répercussions favorables ou défavorables du transfert sur la cure. Il est important de noter que le sentiment transférentiel hostile peut être utile s’il est bien compris et interprété par l’analyste. En 1909-1910, Freud est embarrassé d’avoir découvert le contre-transfert. Il publie très peu sur ce concept. La théorie classique[8] de la psychanalyse, influencée par l’image idéalisée d’un « Freud-père-tout-puissant », défend une attitude de l’analyste qui est « paternelle, virile et autoritaire ». Dans cette perspective, le contre-transfert est considéré principalement comme un danger érotique et comme le résidu névrotique de l’analyste, ce qui suscite de la méfiance et de la honte. Selon cette conception classique, l’analyste se positionne délibérément dans une dynamique de contre-transfert paternel.
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Ferenczi
Ferenczi a introduit une nouvelle notion, celle d’introjection. Celle-ci est définie comme étant l’union entre les objets aimés et le sujet lui-même, caractérisée par la fusion de ces objets avec le moi. [9] il ajoute que, le mécanisme dynamique de tout amour objectal et de tout transfert sur un objet se manifeste comme une extension du moi, une introjection. En ce qui concerne le transfert excessif des névrosés, il est décrit comme une amplification inconsciente de ce même mécanisme dynamique, une forme de maladie introjective. À l’opposé, les paranoïaques retirent leur amour des objets et, lorsqu’ils ressentent cet affect, le projettent sur le monde extérieur, ce qui est qualifié de maladie projective. L’introjection est présentée comme le fondement de la « théorie des identifications »[10] de S. Freud. De plus, certaines idées introduites à ce sujet ouvrent la voie à des concepts ultérieurs tels que le contre-transfert et plus récemment l’empathie. L’introjection est également à la base des travaux actuels sur la transmission psychique, l’analyse transgénérationnelle et l’intersubjectivité. L’approche novatrice de Ferenczi dans ce domaine a eu une influence considérable sur la psychanalyse contemporaine : « L’introjection remet en cause les limites du soi et de l’autre et les frontières entre le dehors et le dedans. Comme Frau Seidler le stipule, l’analyste « mélange les pensées des autres personnes avec ses propres pensées ».[11] « … là où Freud considère le transfert paternel, soit la relation au père œdipien, Ferenczi, lui, a en tête un transfert qui concerne l’objet maternel primaire et le lien de l’enfant avec lui. »[12] La « théorie moderne »[13] du contre-transfert considère celui-ci comme un outil pour comprendre le transfert du patient. L’analyste autorise ainsi le contre-transfert « maternel », se permettant d’être envahi par les projections du patient dans le but de les élaborer et de les comprendre. Les Balint, en collaboration avec S. Ferenczi, ont été les pionniers de ce courant. Plus tard, les travaux de M. Klein, en particulier sa notion d’identification projective, ont fourni la théorie qui a permis à ses successeurs tels que Racker, Winnicott, Heimann, Grinberg, Money-Kyrle et Searles de développer la théorie « moderne » du contre-transfert. Alors que S. Freud recommande une attitude froide et distante, tel un chirurgien, S. Ferenczi encourage les analystes à être attentifs aux messages émotionnels et aux communications implicites exprimés par les patients à travers le transfert. Cela permet de mieux comprendre les dynamiques inconscientes du patient et d’utiliser ces informations dans le processus thérapeutique. Ferenczi met également l’accent sur l’importance de l’authenticité de l’analyste dans la relation thérapeutique.[14]
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Klein
Klein [15] explique que le transfert est un processus psychique fondamental qui caractérise la vie psychique précoce, telle qu’elle l’a décrite à partir de son expérience de la psychanalyse d’enfants. L’enfant, confronté au monde et à la relation d’objet avec les autres, met en place des mécanismes de défense contre les angoisses archaïques liées à ses tendances sadiques orales, anales et génitales. Dans un premier temps, face au chaos, il organise les mécanismes schizo-paranoïdes, où la projection prédomine. Par la suite, grâce à des expériences gratifiantes, l’introjection prend le dessus et permet au sujet d’accéder à la position dépressive. Selon M. Klein, l’introjection est la condition nécessaire pour accéder à la fonction symbolique et à un développement névrotique normal. Cependant, il y a une oscillation entre l’introjection et la projection, et c’est l’équilibre entre les deux qui caractérise le fonctionnement psychique normal. D’après M. Klein,[16] les expériences vécues par le patient pendant son enfance, telles que l’attirance ou la répulsion, l’attachement ou l’agressivité, la tendresse ou l’hostilité, influencent les sentiments inconscients qu’il ressent envers son psychanalyste. Selon elle, le transfert peut être positif ou négatif, voire même les deux en même temps. Le psychanalyste peut être perçu comme représentant les deux parents ou le couple parental dans l’esprit du patient. Le but de la thérapie est d’aider le patient à prendre conscience des schémas qu’il rejoue dans la relation thérapeutique. Selon S. Tomasella,[17] à partir des années 1960, des experts en analyse d’enfants influencés par les idées de M. Klein ont décrit comment un enfant peut, dans le cadre du transfert, se mettre à la place de son thérapeute et prendre celle d’un parent. Ils ont noté également qu’un patient adulte place inconsciemment son analyste dans le rôle qu’il occupait enfant et adopte envers lui une attitude similaire à celle d’un de ses parents. M. Klein a également introduit le concept d’identification projective, qui est un mécanisme de défense schizo-paranoïde où les éléments négatifs sont externalisés et clivés entre le monde interne et externe, à travers les processus d’introjection et de projection.[18] W. Bion a contribué à l’avancée dans la conception de l’introjection avec son concept d’identification projective.[19] Selon lui, l’identification projective est à la base du premier échange entre l’objet et le sujet, notamment entre le bébé et sa mère, ainsi que dans la relation entre le patient et le thérapeute. W. Bion élargit la portée de l’introjection en la reliant à la communication et aux relations interpersonnelles.
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Winnicott
« Nous sommes dans l’immédiat après-guerre, Winnicott doit faire face à des situations inédites, avec des patients bien précis puisqu’il s’agit de psychotiques et de borderlines qui lui font parfois vivre un enfer ».[20]
Winnicott aborde l’hostilité ou la haine de l’analyste dans ce nouveau contexte qu’est l’après-guerre. La reconnaissance de cette réalité offre une progression significative dans le traitement, et une prise de conscience qu’une nouvelle dimension du contre-transfert a été provoquée par les cas complexes, notamment les patients schizophrènes. En plus de la névrose transférentielle du patient, une névrose de contre-transfert se manifeste chez l’analyste. L’analyste fait également l’expérience de divers mouvements psychiques tels que la dépression, la mélancolie, qui sont étroitement liés aux effets de la présence du patient sur sa personne et à la création fantasmatique de leur relation, formant ainsi la « chimère analytique ».[21]
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Grinberg
Grinberg a démontré que la contre-identification projective ne concerne qu’un aspect particulier du contre-transfert et ne constitue pas une réaction à toutes les manifestations de l’analysant. Dans le fonctionnement habituel de l’analyste, il se produit une introjection des conflits internes du patient sous forme d’identifications partielles et temporaires, dans le cadre de l’empathie nécessaire. Une partie de l’analyste endosse les rôles des objets internes de l’analysant, tandis qu’une autre partie reste vigilante pour observer et élaborer ce qui se déroule dans la situation. Cependant, lorsqu’il s’agit de contre-identification projective, la situation diffère considérablement : L. Grinberg décrit des « identifications pathologiques »[22]de l’analyste envers l’analysant, où l’analyste n’est plus conscient de ce qui se passe, le « moi observateur » étant neutralisé par l’intensité de l’identification projective du patient.
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Lacan
Lacan considère que le transfert est simplement un acte de parole.[23] Chaque fois qu’une personne parle à une autre de manière authentique et complète, il y a un transfert symbolique qui se produit, et cela change la nature des deux individus présents. Cependant, il existe un autre type de transfert qui se présente initialement dans l’analyse, non seulement comme un problème, mais comme un obstacle. Cette fonction doit être située dans le domaine de l’imaginaire. Des notions telles que la répétition de situations passées, la répétition inconsciente et la réintégration imaginaire d’une histoire sont utilisées pour préciser ce concept. Ces notions sont introduites pour décrire ce que nous observons empiriquement, mais elles ne révèlent pas la raison, la fonction et la signification de ce que nous observons dans la réalité. Ainsi, on distingue deux transferts chez Lacan : le transfert freudien, à la fois positif et négatif, appelé imaginaire, et le transfert lacanien, désigné par lui comme symbolique. Pour rappel, en ce qui est du contre-transfert, il existe deux courants: les courants classique et moderne.[24] Les travaux sur le contre-transfert qui ont donné lieu au courant « moderne » sont essentiellement produits par des analystes kleiniens, anglo-saxons et argentins. L’exclusion dominante des conceptions kleiniennes en France après-guerre a certainement contribué à retarder l’intérêt pour ces réflexions nouvelles sur le contre-transfert. Dans son article de 1961 intitulé « La direction de la cure et les principes de son pouvoir »,[25] J. Lacan remet en question l’utilisation conceptuelle du contre-transfert, rejetant toute influence de l’analyste. Selon L. Grinberg,[26] Lacan semble s’être rapidement détourné de l’intérêt montré pour M. Klein en 1948. À partir de 1953, il adopte une position « classique», voire fondamentaliste, soutenant que Freud a peu parlé du contre-transfert car il ne considérait pas ce concept comme pertinent. J. Lacan qualifie alors le contre-transfert de « concept fourre-tout » et « à la mode ». Cependant, des lacaniens plus modérés se sont plus récemment intéressés au contre-transfert, montrant comment J. Lacan a substitué à cette notion de contre-transfert à celle du « désir de l’analyste », une notion complexe et difficile à expliquer, qui ne recouvre pas exactement le contre-transfert, mais vise plutôt à le contrecarrer. S. Tisseron explique[27] que dans les années 1950, J. Lacan a proposé une nouvelle définition du « contre-transfert ». Il ne s’agit plus seulement de la façon dont l’analyste réagit au transfert de son patient, mais de son propre transfert envers celui-ci. Le problème est que les termes « transfert » et « contre-transfert » pourraient donner l’impression de deux phénomènes parallèles et indépendants. Pour sortir de ce dilemme, K. Abraham a proposé le terme de « résonance » dans les années 1960. Lorsqu’une émotion ressentie par le patient rencontre une émotion similaire chez le thérapeute, les deux émotions sont amplifiées sans que l’on puisse dire qui a déclenché ce processus.[28]
[1] Grinberg L., Qui a peur du (conte-)transfert, Ithaque, 2018. p.42, Freud – lettres au pasteur Pfister
[2] Louka J-M., De la notion au concept de transfert de Freud à Lacan (Psychanalyse et civilisations), L’Harmattan, 2008, 10%
[3] Freud S., L’amour de transfert, Payot, Paris, 2017. p.17
[4] Grinberg L., Qui a peur du (conte-)transfert, Ithaque, 2018. p.42
[5] Freud S., Au-delà du principe de plaisir, Payot, 2010
[6] Freud S., Sur la dynamique du transfert, Paris, PUF 1998. 13,8%
[7] Freud S., Sur la dynamique du transfert, Paris, PUF 1998. 43,2%
[8] Grinberg L., Qui a peur du (conte-)transfert, Ithaque, 2018. pp.17-18
[9] Ferenczi S., Transfert et introjection, Payot, 2013. p135
[10] Freud S., Psychologie des foules et analyse du moi, Payot, 2012
[11] Ferenczi S., Transfert et introjection, Payot, 2013. p16
[12] Freud S., L’amour de transfert, Petite Biblio Payot, Paris, 2017. P.24
[13] Grinberg L., Qui a peur du (conte-)transfert, Ithaque, 2018. P18
[14] Ferenczi S., Transfert et introjection, Petite Biblio Payot, 2013
[15] Ferenczi S., Transfert et introjection, Petite Biblio Payot, 2013. P31
[16] Tomasella S, Le transfert, Eyrolles, 2012. 50,3%
[17] Tomasella S, Le transfert, Eyrolles, 2012. 34%
[18] Klein M., Envie et gratitude, Gallimard, 1971, p.50
[19] Ferenczi S., Transfert et introjection, Payot, 2013. p33
[20] Winnicott D., La haine dans le contre-transfert, Payot, 2014. p17
[21] Freud S., L’amour de transfert, Payot, Paris, 2017. p.34
[22] Grinberg L., Qui a peur du (conte-)transfert, Ithaque, 2018. p12
[23] Louka J-M., De la notion au concept de transfert de Freud à Lacan (Psychanalyse et civilisations), L’Harmattan, 2008, 32%
[24] Grinberg L., Qui a peur du (conte-)transfert, Ithaque, 2018. p24
[25] Denis P., Rives et dérives du contre-transfert, PUF 2010, p.7
[26] Grinberg L., Qui a peur du (conte-)transfert, Ithaque, 2018. p26
[27] Tisseron S., Fragments d’une psychanalyse empathique, Éditions Elbin Michel, 2013. 80,4%
[28] Tisseron S., Fragments d’une psychanalyse empathique, Éditions Elbin Michel, 2013. 81%